(Caïn) Mettons, s'il vous plaît, un peu d'ordre à ces orgies ; il en faut même au sein du délire et de l'infamie.

Mais qu'il est faux ce bel accord,
Il grince avec nos dents.
Mais qu'il est fourbe ce corps à corps,
Il m'a pincé jusqu'au sang.

— odezenne

(un) ▵ Caïn a eu plus de noms lorsqu’il était mortel qu’en huit siècles vampiriques. Louenn Gleb-dour-teil (littéralement : Louis le trempé) tenait le sien du marais qu'il n'aurait pas quitté les quatre premières années de son enfance. Au village, on ne voulait pas croire que l'enfant ait survécu sans l'entremise de lutins, fées ou trolls, aux intentions troubles. À tout le moins, on ne l'ennuyait pas, de crainte que ses protecteurs ne viennent leur poinçonner les orteils. Baptisé et mené au service de pèlerins armés (les futurs croisés), il sera Louis de Penguennan, puis Lazhar Al-Afdhal, du nom de son maître, quand il fût capturé par les troupes ayyoubides de Saladin dans la seigneurie de Beyrouth. Esclave puis affranchi, Louis endossera durablement le nom de Lazhar Al-Ahmar, rouge du sang des chrétiens qu'il fera couler en al-Andalus pour le calife Muhammad an-Nasir. (deux) ▵ Sa certitude la plus tenace consiste à penser qu'il existe un ordre naturel, par essence chaotique et normalement violent. Ces lois primitives supplantent les organisations de toutes les époques, si bien que Caïn s'évertue à remplir ses offices naturels : se nourrir, se reproduire, survivre. C'est l'obéissance à un cycle archaïque, et à une volonté spontanée, qui maintient les races et, par extension, la vie. Aussi n'a-t-il guère hésité à se salir les crocs et à remplir des charniers quand les hommes se sont crus le droit d'irriguer la Nature avec leurs machines et leurs armes toujours plus perfectionnées, toujours plus artificielles. Et, néanmoins, Caïn considère qu'une intervention n'est presque jamais nécessaire : tout effort trop grand ou trop rigide de civilisation conduit inévitablement à des luttes qui poursuivent l'équilibre. De fait, le Régime persécute déjà son extinction et le régent s'en frotte les paumes. (trois) ▵ Caïn rencontre sa créatrice, une nabatéenne placée sous la protection du gouverneur almohade de Tlemcen – et sa maîtresse –, lorsqu’il est débarqué, en 1191, en tant qu'esclave dans le port. Damya al-Nabati l’emporte pour une somme dérisoire et, crocs dans la gorge, s’amuse à briser sa ferveur religieuse. Quand elle l’affranchit, c’est pour le précipiter sous le protectorat des musulmans, auprès desquels il acquiert le statut de dhimmi et le privilège de servir contre les armées chrétiennes dans le sud de l’Espagne. Ses exactions seront suffisamment fameuses pour qu’il soit certain d’être exécuté lorsque les almohades perdent la bataille de Las Navas de Tolosa. Conquise par sa rigueur, sa résistance et sa volonté, Damya lui offre, le soir même, de le faire vampire à condition qu’il jure de consacrer ses deux cent premières années à trouver Lilith. (quatre) ▵ Le régent raffole, dit-on, des amours assassines, des romances impossibles et des passions qui crochètent les coeurs à leur faire faire n’importe quoi. C'est qu'il est fasciné par ces sentiments supérieurs, quasi divins, et avides de les entrevoir par d'autres coeurs, plus chauds, que le sien. Bien des liaisons se sont accomplies sous ses encouragements quand d'autres se sont fracassées dans la fin ou l'oubli, suivant qu'il voulait se distraire de leur plus grand bonheur ou malheur. Romanesque et mélodramatique, Caïn croit encore qu'on n'a rien inventé de plus sublime et de plus affreux que l'amour, et d'aucuns chuchotent à Maceria qu'on peut espérer de lui qu'il agisse pour les causes désespérées et autres matières à tragédie tout à fait savoureuses. (cinq) ▵ Lazhar ne satisfait sa promesse d’entretenir le culte de Lilith que les premières décennies de sa soif. Pour le punir, Damya l’emprisonne pour le siècle dont il était encore redevable. Il passera exactement cent quarante-trois années dans l’Anti-Atlas, enseveli sous la pierre par des kilomètres de fond, car ce n'est pas elle qui viendra l'en libérer mais sa soeur de race. Pour mieux tricoter leur destinée, leur créatrice a l'habitude de transformer deux mortels et de les adjoindre, en quelques sortes alter-ego, âmes-soeur (non que Damya croit à cette force mais qu'elle pouvait les y contraindre). L'infante, donc, déloge le frère honni de sa prison pour le rappeler au monde et lui apprendre la disparition de leur Sire. Ils ne se sont plus quittés depuis, ainsi que la mystique nabatéenne le voulait, mais sans jamais s'entendre sur rien, ainsi qu'elle le détesterait. (six) ▵ Il fraie notoirement avec les faës, s'arrange avec leur esprit étriqué et leur idéologie assommante, ce qui est pour déplaire à bien des contingents de son espèce mais lui permet de sauvegarder l'idole du clan Loth. Sa dévotion est admirable, et bien souvent fanatique, dissimulée derrière le plaisir des bordels et l'encens des orgies afin qu'elle ait droit de subsistance. Jusqu'à maintenant, Caïn maintient un statut quo, une sorte d'entente où l'on souffle le nom de Lilith non comme celui d'un dieu mais d'une inspiratrice, une muse, la plus dépravée et la plus prolifique de toutes. C'est qu'il préfère le dévoiement de leur génitrice à une guerre ouverte, à la fois dispendieuse et inutile. (sept) ▵ Membre du clan Loth par filiation de sire en infant, Caïn se désintéresse des arcanes du pouvoir et des compromis des primogènes pour honorer son serment et battre le bassin méditerranéen à la recherche de la réincarnation de Lilith. Il en vire parfois fou, parfois morose, mais toujours zélé. Sa soeur voudra souvent le faire asseoir à Pétra, avec elle, afin qu'ils sauvegardent l'héritage de Damya – des vues trop prosaïques et moins testamentaires que la tâche jadis confiée à Castillo de la cuesta. Elle va se moquer de lui, souvent, et déchanter lorsqu'il rapporte une fille, une enfant, aux anciens de leur clan qui vont se prendre à l'adorer. Métempsycose ou non de la divine succube, celui qui n'était mieux qu'un vagabond est fait Roi-vampire de Beyrouth (selon la province qu'il a cru bon d'exiger) et on n'oubliera pas les services rendus à l'heure de remplacer la tête du clan. (huit) ▵ Depuis que l’époque est moins trouble, plus propice aux disputes intestines, une poignée de ses congénères paraît se souvenir que Caïn a été fait roi, puis régent, par hasard. Les primogènes, dont le Prince, entraient en sommeil qu'on le nommait à l'intendance du clan Loth ; une phase transitoire qui s'est pérennisée avec la guerre et le délabrement du monde. Sur le moment, on n'a rien trouvé à redire à ses décisions militaires ou diplomatiques. Plus tard, en revanche, on a paru se souvenir que les plus glorieux de leurs primogènes sont assoupis, là, quelque part, à l'autre bout du monde, morts ou vivants, sans plus aucun mortel pour se nourrir si d'aventures ils s'éveillaient. Les vieilles loyautés sont coriaces, surtout chez les anciens, mais rien qui rivalise avec la légende mi acquise mi volée. (neuf) ▵ Il n’est pas une paraphilie que Caïn n’ait essayé ; pour la découverte ; le frisson ; le renouveau. Certaines, d'ailleurs, n'en étaient pas à toutes les époques mais À d'autres temps, d'autres moeurs et même les tabous perdent leur sel. Où les immortels ne se cachent plus, les mortels n'apposent plus leurs principes, leurs religions et leurs carcans si excitants qu'ils sont à fissurer. Naturellement, le régent s'est lassé, morne devant les pornographies, tiède dans le lit des débauches. Les fornications ordinaires ont quelque chose qui tient de la pitance et, finalement, on s'ennuie comme dans la chambre de sa femme. Ce n'est pas non plus qu'il manque d'idée : Caïn brûle pour les hybrides, moins avide d'entrer dans leurs reins que de mordre à leur gorge. Bienheureux le sale rejeton de cette maudite Lilith : les faës ont érigé ce crime au rang de péché mortel. (dix) ▵ La faute à leur rareté ou à la patine des années, Caïn attache une importance croissante à l’opinion de ses calices. Ce faisant, il s’amuse particulièrement à leur briser le coeur, non sans s’être d’abord loyalement attiré leurs libéralités. Lui ne persécute pas les fertiles et se fiche qu’on lui descende les pires raclures de la race humaine et on raconte volontiers que le régent épuise dix mortels à l’année. Ils ne meurent pas nécessairement. Non, il les renvoie dans un bordel ou à l’un de ses semblables et quémande après les conseillers de son espèce. La plupart du temps, son caprice indiffère les puissants et, autrement, il joue à la bestiole butée.